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Lily Story

Twitter: @LilyStory2

E-mail: lilith.karzi@gmail.com

La théorie de Vivianne

05/12/2012 17:45

 

Un soir, on a sonné à ma porte. J’ai regardé par la petite fenêtre et j’ai vu une femme très maigre en vieux jogging avec des cheveux sales dans la figure qui attendait sur le pas de la porte. Je ne l’avais jamais vu avant, mais je me suis doutée que c’était Madame Dépression. Elle regardait sa montre laconiquement, relevait les yeux vers la sonnette et Dring ! Dring ! Elle ne lâchait pas le bouton. J’ai complètement flippé, je me suis dit : « si je la laisse entrer ici, c’en est fini pour moi… » Hors de ma vue, Dépression ! J’ai pris le téléphone, j’ai appelé mon amie Vivianne qui m’a dit : « tu prends tes fesses, tu sors par la cour d’en arrière et tu arrives tout de suite chez moi, je t’attends ! » Et c’est ce que je fais.

 

Viviane est une bonne amie à moi que j’ai rencontré il y a quelques années dans le cadre de mon travail. Elle a changé d’employeur, moi aussi, mais nous avons toujours gardé le contact au fil des ans : je pense que cette femme est la personne la plus saine et la plus positive que j’ai jamais rencontré. Elle a traversé des moments durs à maintes reprises et on dirait que ça lui a donné une espèce d’humilité face à la vie qui la rend foncièrement équilibrée. C’était la fille à appeler en de telles circonstances.

 

En arrivant chez elle, elle m’a servi un verre de whisky en me disant avec un air sévère : « Faut qu’on parle ». J’ai senti que j’allais passer un sale moment (d’autant plus que je n’aime pas vraiment le whisky). Nous sommes passés au salon et nous nous sommes installés sur ses divans rouges. Vivianne est une femme de goût et son salon baroque est à l’image de son style. Elle a retiré ses escarpins vernis et a élégamment replié ces petites jambes sous elle. Avant de commencer à parler, elle a fait une pause et puis elle m’a souri, de ce sourire craquant dont elle seule à le don. À partir de là, c’est son secret, elle sait qu’elle peut dire tout ce qu’elle veut à la personne en face d’elle.

 

D’abord, elle m’a expliqué qu’il n’y avait aucune honte à ce que Madame Dépression vienne sonner chez moi. Le problème, c’est que c’est le genre d’invitée qui ne sort plus de chez vous une fois installée. Puis elle a déplié ses jambes devant elle, s’est étirée les mollets, et elle m’a dit : « J’ai une théorie. Tu permets que je te l’explique ? Après, tu fais ce que tu veux avec, ok ? » Arrivée au point où j’en étais (me sauver de chez moi par la porte d’en arrière), elle pouvait bien me refiler tous ces trucs de « Survie 101 »,  la vérité, c’est que j’en avais foutrement besoin.

 

Vivianne a déjà fait une dépression dans sa jeune trentaine et elle a mis beaucoup de temps à s’en remettre. Au début de la quarantaine, Madame Dépression a remis ça. Elle est venue frapper un soir à la porte du nouveau condo que Vivianne venait de s’acheter avec son récent petit ami.

 

La théorie de Vivianne était simple : il fallait communiquer avec Madame Dépression. Oh surprise ! Vivianne et moi, nous sommes spécialistes en relations publiques, on nous paye pour communiquer !

 

Plutôt que de faire comme la première fois, c’est-à-dire de la laisser entrer sans rien dire et de la laisser squatter dans son lit pendant deux ans, Vivianne m’a raconté qu’elle est sortie dehors sur le pas de la porte et a proposé d’aller prendre une marche, ce que Madame Dépression a tout d’abord refusé.

 

Mais Vivianne a tenu tête, si Dépression voulait s’installer chez elle, il fallait d’abord discuter des conditions, ou bien envisager l’option de l’hôtel pour cette nuit-là. Madame Dépression a fini par accepter de marcher dehors avec Viviane et là, elles ont eu une discussion magique, de celle qui vous marque à jamais il paraît, et qui a fait en sorte que Madame Dépression n’était plus intéressée à faire la sangsue chez Vivianne.

 

Cette dernière m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit : « Tu dois avoir une discussion avec elle. C’est la seule façon de t’en sortir. Mais avant, je voudrais que tu me dises tous les rêves que tu n’as jamais pu réaliser ou que tu as mis en suspends ces quinze dernières années. »

 

À cette demande, je suis restée muette. Vivianne a froncé ses jolies petits yeux de velours et m’a relancé : «  Tu dois clarifier les choses : qu’est-ce qui, en ce moment, se rebelle en toi contre la vie que tu mènes ? Qu’est-ce qui te freine à pouvoir te réaliser? Quels sont les idéaux ou les idées qui ne tiennent pas la route devant ta réalité ? Quand la dépression vient, c’est qu’il y a quelque chose que tu mets en sourdine, il y a des compromis que tu fais contre ton gré, il faudra bien lâcher à un moment une partie du personnage que tu t’es créé... Imagine un instant que l’Univers est ton employeur. Quel serait cet emploi ? À quoi tu sers, quel est ton rôle dans cette vie ? Je ne pense pas que tu puisses répondre à toutes ces questions, là, maintenant, mais je pense que tu dois réfléchir à tout ça, ma petite Lily. »

 

J’ai pris une gorgée de son whiskey et je me suis effondrée en larmes. La première chose que j’ai dite, c’est que ça me rendait malade d’être devenue contre mon gré une femme célibataire, mère de deux enfants. J’avais la trouille de la solitude, mon pire cauchemar, c’était de me voir devenir une vieille femme seule et pauvre, oubliée par le reste du monde dans un deux pièces d’une résidence pour personnes âgés sur la Rive-Sud de Montréal. Et mon travail m’épuisait, je voulais écrire (une vieille rengaine chez moi!) et je me trouvais pathétique de m’accrocher à ce rêve comme à une bombonne d’oxygène au fond de l’océan. J’ai continué mon discours entre deux sanglots et j’ai dit que sans un homme, je ne pouvais pas voyager, et que…

 

Là, Vivianne m’a interrompu et m’a demandé, curieuse : « Tu as déjà voyagé seule ? Non ? C’est bien ce que je pensais. Et qu’est-ce qui t’empêcherai de voyager seule ? C’est une drôle d’idée que tu as. Les plus beaux voyages que j’ai faits, c’était justement quand j’étais célibataire, Lily. Il faut que tu te libères de tes clichés… Il y a quatre ans, je suis allée en Grèce et ça a été merveilleux. Est-ce que tu rêves d’aller quelque part en particulier ? »

 

C’est à ce moment précis qu’il y a eu un déclic.

 

Je me suis levée, je me suis excusée, j’ai dit à Vivianne que j’avais des choses à discuter avec Madame Dépression qui m’attendait sur le pas de ma maison. Elle a bien vu que c’était urgent et ne s’est pas interposée. Elle a frotté ses mains de contentement en disant : « Je sens que ça va être chaud ! ». Elle a enfilé ses délicats petits escarpins et m’a serrée très fort dans ses bras.

 

Je suis partie et en arrivant devant chez moi, il y avait cette grande maigre assise qui avait un regard un peu perdu. Elle m’a déplu tout de suite, ça se voyait trop qu’elle voulait faire pitié. Et moi, je n’étais pas d’humeur.

 

Je l’ai abordé un peu sèchement, je l’ai invité à marcher sur le trottoir et je lui ai expliqué : « Je suis désolée, mais je viens de m’acheter un billet d’avion pour l’Inde, je n’ai absolument pas le temps de vous accueillir chez moi en ce moment, et ça sera comme ça sans doute pour les prochaines années. J’aimerais écrire un livre qui raconte le voyage que je vais faire. Je pars quinze jours visiter le Kerala, je dois préparer mes valises. Il fait encore jour, vous trouverez sûrement un endroit où squatter d’ici la fin de la soirée. Bonne chance !»

 

Madame Dépression n’a pas eu le temps d’en placer une, elle me regardait avec des yeux effarés, on aurait dit qu’elle me trouvait très désagréable. Elle est partie avant même que j’ai le temps de finir ma phrase. Aujourd’hui, je remercie Viviane d’avoir eu cette discussion avec moi ce jour-là. Je lui en doit une !